CHAPITRE XV

Les étoiles scintillaient dans un ciel dégagé. Pour la seconde fois, la neige ne tomba pas durant la nuit et le soleil se leva sur des congères qui commençaient à fondre avant même le redoux – un redoux qui arrivait graduellement et dégageait les sentiers sans provoquer d’avalanche.

Hugh Beringar était rentré en fin de soirée, après avoir assisté au démantèlement des derniers vestiges de la forteresse incendiée puis au transport du butin. Dans les décombres des appentis, le long de la palissade, on avait découvert les restes de deux prisonniers torturés et assassinés, ainsi que trois autres captifs qui avaient survécu à leurs supplices. On les avait acheminés vers Ludlow, où Josce de Dinan avait mis aux fers les complices d’Alain le Gaucher. Parmi les soldats du roi, on ne dénombrait que quelque dix-huit blessés. La bataille aurait pu leur coûter beaucoup plus cher.

Sous un ciel glacé mais lumineux, le prieur Léonard traversa la cour, radieux à la pensée que le comte était délivré du fléau et que ses deux protégés avaient regagné Bromfield. Frère Elyas avait repris goût à la vie, quelles qu’en fussent les épreuves. Il ouvrait des yeux émerveillés sur ce qui l’entourait et acceptait les encouragements comme les reproches avec une même humilité. Son esprit étant guéri, son corps ne tarderait pas à se rétablir.

Peu après la grand-messe, les paysans se présentèrent pour réclamer leurs chevaux avant d’aller chercher leurs moutons et leurs vaches à Ludlow. Nul doute que bon nombre d’animaux susciteraient des convoitises et nécessiteraient le témoignage des voisins : il faudrait procéder à un arbitrage en règle. Cependant, le prieuré n’abritait qu’une douzaine de chevaux, ce qui laissait peu de place à d’éventuels litiges, d’autant plus que les chevaux ont un talent particulier pour reconnaître leur maître. Même les vaches de Ludlow, avaient une manière de faire savoir à qui elles appartenaient.

John Druel arriva parmi les premiers. Il était venu à pied de Cleeton. Il n’eut pas à prouver sa bonne foi, car un cheval de selle à robe brune se mit à hennir en tirant sur sa corde dès que le fermier pénétra dans la cour de l’écurie. En signe d’affection, l’animal vint lui souffler dans l’oreille, pendant que John Druel l’embrassait sur l’encolure et le contemplait, tout ému, du chanfrein aux pâturons : c’était son seul cheval. Pour John Druel, ce solide quadrupède valait une fortune. Dès qu’Yves avait vu le paysan, il s’était empressé d’avertir Ermina. Bientôt, ils accoururent au-devant de lui et l’étreignirent avec gratitude.

Une femme de Whitbache fit son apparition pour réclamer la jument de son défunt mari, puis un frêle adolescent vint appeler timidement un énorme cheval de trait, lequel trottina vers lui sans enthousiasme : il aurait nettement préféré son maître. Néanmoins, il subodora que le garçon était du même sang et il le suivit en poussant un soupir quasiment humain.

Après avoir déjeuné au réfectoire, frère Cadfael sortit dans la cour, éblouissante de neige dans le soleil de la mi-journée, lorsque Evrard Boterel arriva à cheval devant le portail du prieuré, sauta à terre et scruta les alentours dans l’espoir de découvrir quelqu’un à qui s’adresser. Bien qu’il restât un peu pâle sous l’effet de la fièvre, il avait recouvré l’aisance de ses gestes et l’éclat de son regard. La tête droite, irrité qu’aucun valet d’écurie ne se fût encore précipité à sa rencontre, il se tint là, l’oeil impérieux, sûr de lui, de sa prestance, de son rang et de son autorité. Evrard Boterel ne manquait pas de beauté, avec sa carrure d’athlète et ses cheveux blonds, d’un blond aussi clair que la crinière de son cheval, et peu de femmes devaient résister à son charme. Dans ces conditions, comment imaginer un tel échec auprès d’Ermina ? A en croire la jeune fille, la réalité avait détruit ses illusions. Cette explication était-elle suffisante ?

A cet instant, la silhouette dégingandée du prieur Léonard apparut dans la cour. Il accueillit son visiteur le plus civilement du monde et proposa de le conduire lui-même aux écuries. Voyant le cheval de Boterel livré à lui-même, l’un des hommes d’armes vint le prendre par la bride. Boterel le lui abandonna comme à un palefrenier, sans un mot, avant d’accompagner le prieur.

Il était venu seul, il lui faudrait utiliser une longe s’il comptait ramener chez lui un cheval volé.

En se tournant distraitement vers la maison d’hôtes, frère Cadfael aperçut Ermina dans sa robe de paysanne : d’un pas rapide, elle se rendait à la chapelle, serrant un paquet sous son bras. Elle disparut sous la voûte du porche, tout comme son ancien prétendant avait disparu derrière l’enclos des écuries. Yves se trouvait sans doute au chevet de son protégé, sur lequel il veillait avec un zèle de propriétaire. Il ne courait, lui non plus, aucun danger.

Sans hâte, Cadfael se dirigea à son tour vers la chapelle, puis ralentit de façon à croiser Evrard Boterel et Hugh Beringar, qui venaient de quitter les écuries et s’acheminaient vers le portail. Ils prenaient leur temps, eux aussi. Boterel se répandait en amabilités, car le shérif délégué était une relation à cultiver. Ils étaient suivis d’une belle jument baie qu’un frère convers guidait par la bride.

Cadfael fit halte devant le porche de la chapelle et Boterel reconnut aussitôt le moine qui l’avait soigné à Ledwyche. Il s’inclina courtoisement devant lui.

— Je me réjouis de vous revoir en parfaite santé, lui dit Cadfael, l’oeil rivé sur Beringar.

Il se demandait si le shérif avait remarqué le cheval qui attendait. L’homme d’armes le promenait dans la cour, admiratif, en lui flattant l’encolure. Si ce genre de détail échappait rarement à l’attention de Beringar, son visage n’en laissait rien paraître. Poussé par son vieil instinct, Cadfael se sentait démangé par le besoin d’intervenir, tout en sachant pertinemment qu’il n’avait plus aucun rôle à jouer dans cette affaire.

— Je vous remercie, mon frère, répondit Boterel avec entrain. Je me rétablis, en effet.

— Il n’y a pas de quoi me remercier, dit Cadfael, mais avez-vous songé à remercier le Seigneur ? Pour votre retour à la vie, sans oublier votre joie d’avoir retrouvé cette superbe jument, une action de grâce serait la bienvenue, surtout après ces cruelles épreuves où tant de braves hommes ont perdu la vie ainsi qu’une innocente vierge.

Par le portail entrouvert, il perçut un mouvement furtif à l’intérieur de la chapelle. Presque aussitôt, tout retomba dans l’immobilité.

— De grâce, ajouta Cadfael en désignant le porche, venez prier pour ceux qui ont eu moins de chance que vous notamment pour celle qui repose dans son cercueil.

Il craignit d’en avoir trop dit, mais Boterel considéra sa requête avec le fin sourire de quelqu’un qui cède aux fantaisies d’un homme d’Église bien intentionné.

— Très volontiers, mon frère.

Rien d’anormal dans la requête de Cadfael : l’une des dernières victimes des pillards pouvait fort bien être inhumée dans la chapelle. D’un pas désinvolte, Boterel gravit les marches de pierre et affronta la nef plongée dans les ténèbres. Cadfael était sur ses talons. Hugh Beringar, les sourcils froncés, les suivit jusqu’au seuil, où il se posta afin de bloquer la sortie.

Après l’éclat du soleil sur la neige, leurs yeux eurent peine à percer la pénombre glaciale qui les enveloppait. Loin devant eux, sur le maître-autel, la lampe rouge brûlait dans l’épaisseur du silence. La clarté du jour filtrait par les vitraux étroits et striait le dallage de rayons obliques.

Soudain, la lampe rouge s’éteignit. Dans le clair-obscur, quelqu’un avait surgi du reposoir, s’approchant à la hâte, effleurant les dalles, glissant vers Evrard Boterel, le bras tendu dans une attitude de vaine supplication qui se transforma en un geste d’accusation. Il perçut à peine les vibrations de l’air avant qu’elle ne se montrât dans un rai de lumière, le voile et le capuchon dissimulant son visage : une bénédictine revêtue d’un habit froissé où s’accrochaient encore des brindilles de foin ; du côté droit, des traînées de sang coagulé maculaient la poitrine et l’épaules La lumière gris pâle soulignait chacun des plis de l’étoffe, chacune des taches de la manche. Sans un bruit, elle parvint à sa hauteur.

Reculant brusquement, il se heurta à frère Cadfael et réprima un cri sourd d’épouvante. Il leva la main pour repousser le spectre qui approchait sans le quitter de ses yeux flamboyants.

— Non... non ! s’exclamat-il dans un souffle. Allez-vous en ! Vous êtes morte...

Ce n’était qu’un gémissement étouffé comme celui qu’elle avait dû émettre lorsqu’il avait serré les mains sur sa gorge, mais Cadfael l’entendit. Un instant plus tard, Boterel se ressaisit et se dressa contre elle, à la frôler, pendant que la vision devenait un être de chair, tangible et vulnérable.

— Que signifie cette plaisanterie ? Vous recueillez des folles, ici ? Quelle est cette créature ?

Abaissant le capuchon, elle ôta la guimpe empruntée à soeur Hilaria et secoua ses longs cheveux bruns. Ermina Hugonin lui faisait face, lui opposait son visage de marbre.

Il s’attendait aussi peu à cette apparition qu’à voir surgir le fantôme de la religieuse. Sans doute la croyait-il morte, ensevelie sous la neige quelque part dans les bois. Il voulut s’élancer, mais, Cadfael et Hugh s’interposant devant le portail, il reprit contenance et adopta un ton de tendre reproche :

— Ermina ! Que signifie cette comédie ? Puisque vous êtes vivante, pourquoi ne pas m’avoir averti ? En quoi ai-je mérité pareil traitement ? Enfin, vous n’êtes pas sans savoir qu’avec mes gens j’ai passé des journées entières à vous rechercher !

— Je suis au courant, répliqua-t-elle d’une voix aussi froide que la glace qui avait emprisonné soeur Hilaria. Et si vous m’aviez trouvée, vous m’auriez réservé le même sort qu’à ma plus chère amie, dès l’instant que je refusais de vous épouser, ce que vous n’ignoriez pas. Le mariage ou la mort, tel était le choix que vous me proposiez : il vous aurait infiniment déplu que je parle, que j’aille flétrir votre honneur... Je n’ai rien dit qui puisse vous mettre en cause, car moi aussi, j’étais à blâmer, j’avais commis une faute. Mais sachant ce que je sais à présent... Oui, oui, mille fois oui, je vous accuse de meurtre, Evrard Boterel, je vous accuse d’avoir assassiné soeur Hilaria, vous et personne d’autre.

— Vous perdez l’esprit ! s’exclamat-il. De quelle femme parlez-vous ? Après votre départ, la fièvre m’a cloué au lit, toute ma maisonnée en témoignera...

— Oh ! non... Pas cette nuit-là ! Vous vous êtes lancé à ma poursuite afin de me réduire au silence... Inutile de le nier. Vous étiez à cheval, je vous ai reconnu. Aurais-je été assez stupide pour m’enfuir à pied, assez insensée pour laisser des traces, comme un lièvre traqué ? Mes empreintes n’ont pas dépassé le bois qui mène à la grand-route de Ludlow, puisque vous pensiez sans doute que je m’échapperais dans cette direction : j’ai fait demi-tour et je me suis cachée pendant une partie de la nuit au milieu de ces troncs d’arbres que vous aviez entassés afin d’ériger votre pitoyable barrière... Non seulement je vous ai vu partir, Evrard Boterel, mais je vous ai vu revenir : votre blessure s’était rouverte et elle saignait. J’ai patienté jusqu’à ce que vous ayez regagné le manoir. Le blizzard s’est calmé à ce moment-là, moins d’une heure avant l’aube, et je me suis enfin mise en route... Oui, pendant que je me terrais loin de vous, Evrard Boterel, vous l’avez tuée ! Au retour d’une chasse infructueuse... Par hasard, vous avez découvert une femme seule dans la cabane et vous vous êtes vengé sur elle... Tous les deux, nous l’avons tuée, puisqu’elle est morte à cause de moi. Je suis aussi coupable que vous.

— Vous divaguez ? s’obstina-t-il, le courage lui revenant. Bien sûr que je sortis à votre recherche : je n’allais pas vous laisser mourir de froid ! Mais, affaibli par mes blessures, je suis tombé de cheval et ma plaie à l’épaule s’est rouverte... Je vous ai cherchée la nuit entière sans m’arrêter, jusqu’à l’épuisement. Que je sois rentré les mains vides et l’épaule ensanglantée, est-ce là le crime dont vous m’accusez ? Encore une fois, je ne sais rien de cette femme dont vous me parlez...

— Rien ? répéta Cadfael à son oreille. Ne savez-vous rien de cette cabane de berger entre Ludlow et Ledwyche, sur votre chemin ? Rien de cette jeune religieuse qui dormait sur la paille enveloppée d’une houppelande ? Rien de ce ruisseau tellement pratique, un peu plus tard ? Ce n’est pas une chute qui a rouvert votre blessure mais une main qui se débattait contre votre infâme désir. Et ne savez-vous rien de cet habit que vous avez enfoui sous la paille, pour que, en présence de ce cadavre dépouillé de ses vêtements, on attribue le crime aux pillards de la Clee ?

La luminosité découpait les reliefs. Les ombres se dissolvaient dans une blancheur de marbre, comme sous un clair de lune irréel et impitoyable. Ermina semblait pétrifiée au milieu des trois hommes. Sa tâche était accomplie.

— C’est de la folie, articula péniblement Evrard Boterel. On avait posé des pansements sur les blessures que j’avais reçues en défendant Callowleas et, lorsque je suis rentré, je saignais à travers mes bandages. Avec tout ce verglas, j’avais fait une mauvaise chute, je vous le répète. Quant à cette religieuse, franchement, je ne comprends rien à cette histoire, pas plus qu’à cette cabane dont j’ignorais jusqu’à son existence.

— Moi, je m’y suis rendu, répondit Cadfael, et j’ai découvert les traces d’un cheval, ainsi que du crottin. Un cheval de haute taille, dont la crinière s’est accrochée aux aspérités du bois. En voici quelques crins... Faut-il que j’aille les comparer avec ceux de votre jument, là-bas, dans la cour ? Faut-il vous obliger à vous étendre sur l’habit de soeur Hilaria pour vérifier que les taches de sang coïncident avec l’emplacement de votre blessure ? Ce n’est pas la religieuse qui a saigné, c’est vous. N’oubliez pas que j’ai examiné vos cicatrices...

Boterel demeura un instant sans réaction, vacillant entre la jeune fille et les deux hommes, puis il chancela en poussant un gémissement et s’écroula à genoux sur le dallage, les poings serrés contre sa poitrine. Ses cheveux blonds lui balayaient le visage, plus clairs encore que le rai de lumière qui nimbait sa silhouette.

— Que Dieu me pardonne, que Dieu me pardonne... Je ne voulais pas la tuer... pas la tuer...

 

— Peut-être dit-il la vérité, observa Ermina un moment plus tard. Peut-être n’avait-il pas l’intention de la tuer...

Recroquevillée devant le feu, dans la maison d’hôtes, elle avait cessé de pleurer et n’éprouvait plus qu’une immense lassitude.

Pour tenter de se justifier, Boterel avait ajouté qu’il avait rebroussé chemin à cause de la tempête de neige et qu’il s’était ensuite abrité dans la cabane. Il la croyait déserte mais une femme y dormait, seule, à sa merci... Fou de rage et de dépit, il avait voulu la violer afin de se venger d’Ermina. Quand sa victime s’était débattue, il avait essayé de lui imposer silence. Là, il s’était montré impitoyable, avait-il reconnu mais sans vouloir la tuer. Pour la faire taire, il lui avait plaqué les pans de son habit sur le visage. Lorsqu’elle s’était effondrée entre ses bras, inerte, il lui avait retiré ses vêtements, qu’il avait cachés sous le foin, après quoi il avait transporté le corps jusqu’au ruisseau, en espérant qu’on accuserait les hors-la-loi qui avaient mis Callowleas à feu et à sang.

— Callowleas, où il a reçu cette fameuse blessure, précisa frère Cadfael.

Livide, la jeune fille eut un sourire crispé.

— C’est du moins ce qu’il prétend : en luttant héroïquement pour sauvegarder son manoir et ses hommes ! Je ne l’ai pas démenti jusqu’à présent, mais je peux bien vous le dire : il n’a pas dégainé son épée une seule fois, figurez-vous, il a détalé comme un lapin et il a abandonné les siens aux mains des pillards. Et il m’a contrainte à le suivre, alors que jamais un homme de ma lignée n’a tourné le dos à l’ennemi... Il a osé me faire cet affront ! Je ne le lui pardonnerai jamais. Quand je pense que j’ai cru être amoureuse de lui ! En ce qui concerne sa blessure, permettez-moi de vous raconter ce qui s’est passé... Dès notre arrivée à Ledwyche, il a ordonné à ses serviteurs de scier des arbres afin d’édifier des barricades autour de son domaine, lui qui n’avait pas reçu la plus petite égratignure à Callowleas... J’en étais malade de honte. Le soir, lorsqu’il est venu me rejoindre, je lui ai annoncé que je refusais de l’épouser, parce que je ne pourrais jamais appartenir à un lâche. Jusqu’à cette minute, il ne m’avait pas touchée, mais, quand il a compris que j’allais lui échapper, avec ma dot, il a changé d’attitude...

Cadfael acquiesça : mises devant le fait accompli, et l’héritière violée les familles préféraient souvent accepter un mariage forcé plutôt que de provoquer un scandale en essayant de venger leur honneur.

— Je possédais un poignard, poursuivit-elle. Je l’ai toujours. C’est moi qui l’ai frappé. J’ai visé le coeur mais la lame a dérapé vers le bras. Du reste, vous l’avez constaté... Il hurlait, il me couvrait de malédictions ; les serviteurs sont accourus et j’ai profité de l’affolement général pour m’esquiver. Je savais qu’il s’élancerait à ma poursuite. Il pensait que je me serais dirigée vers la ville, mais après avoir un peu marché, j’ai fait demi-tour et me suis cachée dans les bois. Je l’ai vu sortir à cheval, fou furieux mais affaibli par sa blessure.

— Seul ?

— Évidemment. Il voulait me tuer ou me violer et, dans les deux cas, il n’avait pas besoin de témoins... Quand il est rentré, j’ai remarqué du sang sur ses bandages, et je me suis simplement dit qu’il avait rouvert sa plaie en galopant dans la campagne... Je n’imaginais pas quel genre de randonnée... Pour assouvir sa rage, il s’est acharné sur la première femme qu’il a croisée sur sa route. S’il ne s’était agi que de moi, je ne l’aurais pas dénoncé. Après tout, je n’ai, pour ma part, pas à me plaindre d’Evrard Boterel et je demeure seule responsable de ce drame. Mais elle, en quoi a-t-elle mérité cela ?

C’était l’éternelle question, à jamais sans réponse pourquoi des innocents souffrent-ils ?

— Pourtant, reprit-elle, il est sans doute sincère quand il affirme qu’il n’avait pas l’intention de la tuer... Il a si peu l’habitude de perdre la face ! Mon refus a dû le rendre fou... C’est un homme intraitable. Dieu me pardonne, je l’admirais presque pour cela, jadis...

Oui, peut-être avait-il tué sans le vouloir et s’était-il débarrassé du corps dans un élan de panique mais peut-être aussi avait-il raisonné de sang-froid : si sa victime succombait, elle ne pourrait témoigner contre lui. En tout état de cause, le tribunal apprécierait.

— N’en parlez pas à Yves, supplia-t-elle. Je m’en chargerai le moment venu. Mais plus tard. Et pas ici.

En effet, c’était inutile pour l’instant. Evrard Boterel était parti pour Ludlow sous une escorte armée. A Bromfield, aucun signe n’indiquait que l’on avait démasqué l’assassin et la paix était revenue d’une manière quasiment inéluctable. Dans moins d’une demi-heure, les cloches sonneraient l’office de vêpres.

— Après le souper, fit Cadfael, vous devriez aller dormir quelques heures, ainsi que votre frère. Je guetterai l’arrivée de votre jeune écuyer...

Il avait choisi ses mots avec soin. La jeune fille leva vers lui un visage d’où s’étaient effacés l’inquiétude et le remords, en un bonheur tellement éblouissant que Cadfael cligna des paupières. Désormais, elle tournait le dos au passé, à la mort, l’avenir s’ouvrait à elle. Cette fois, songea-t-il, elle ne commettait pas une erreur, mais, de toute façon, rien ni personne n’aurait su la détourner de sa passion pour Olivier de Bretagne.

 

Plus tard dans la soirée, à complies, une douzaine de paysans s’assemblèrent dans la partie de la nef réservée aux paroissiens et célébrèrent avec les moines la fin de l’ère de la terreur. Le climat lui-même semblait participer à cette action de grâce, car on sentait à peine quelques menaces de gel. Les étoiles brillaient dans un ciel pur. Une nuit idéale pour entreprendre un voyage.

Cadfael savait quelle mission lui restait à remplir. Parmi l’assistance agenouillée, il mit du temps à distinguer la chevelure brune qu’il recherchait et s’émerveilla qu’un être aussi exceptionnel pût si facilement passer inaperçu. Quand l’office se termina, il compta les villageois qui sortaient de la chapelle et ne s’étonna guère qu’il lui en manquât un... Non seulement Olivier avait la faculté de se déguiser en manant, mais encore il savait s’évanouir comme une ombre et se confondre avec les pierres...

Tous étaient partis : les paysans rentraient chez eux pendant que les moines s’octroyaient une demi-heure de récréation dans la salle commune avant de regagner leurs cellules pour la nuit. Le silence régnait dans les froides ténèbres.

— Olivier, dit frère Cadfael, montrez-vous, ne craignez rien. Vos deux protégés se reposent en attendant minuit et ils m’ont chargé de vous accueillir.

Les ombres s’écartèrent pour livrer passage à une silhouette longiligne qui s’avança à pas feutrés, comme un chat. Il n’avait pas jugé indispensable de se munir d’une épée en pénétrant dans ce lieu saint.

— Vous me connaissez ?

— Oui, grâce à Ermina. Soyez rassuré : si Yves s’est engagé à se taire, il n’a pas trahi sa promesse. C’est elle qui a décidé de me faire confiance.

— Alors, moi aussi, répondit le jeune homme en s’approchant. Avez-vous un statut particulier, ici ? J’ai remarqué que vous pouviez aller et venir à votre guise...

— Je n’appartiens pas à ce prieuré, mais au monastère de Shrewsbury. Je suis ici pour veiller sur un blessé : voilà qui explique cette entorse à la règle. D’ailleurs, vous avez entrevu ce malheureux au cours de la bataille de la forteresse – c’est lui qui, au péril de sa vie, s’est porté au secours d’Yves.

— Je lui dois beaucoup, déclara Olivier de sa voix tranquille. Et à vous aussi, mon frère, puisque vous êtes sans doute le moine auprès duquel Yves s’est réfugié et qui l’a conduit jusqu’ici. Il m’a parlé de vous mais j’ai oublié votre nom.

— Cadfael... Maintenant, si vous voulez bien patienter un instant, j’aimerais vérifier qu’ils sont tous rentrés.

Dehors, à la lueur des torches qui achevaient de se consumer, les traces de pas dessinaient des circonvolutions dans la neige. L’endroit était désert.

— Venez, dit Cadfael. Nous pouvons vous offrir un asile plus confortable, sinon plus saint. Je leur ai conseillé de partir au moment où les frères assisteront à matines et à laudes, car le tourier s’y trouvera aussi, et je vous conduirai sans encombre au guichet. A propos, où sont vos chevaux ?

— A l’abri. Ils sont prêts, répondit sereinement Olivier. Un petit garçon m’a accompagné ; il a perdu ses parents à Whitbache. C’est lui qui s’occupe des chevaux. Je vous suis, frère Cadfael.

Il avait prononcé ce nom avec délicatesse, mais aussi avec une certaine hésitation, comme si ces syllabes lui semblaient étranges. Il eut un petit rire, silencieux, puis tendit le bras vers Cadfael et se laissa docilement guider dans la pénombre. Main dans la main, ils sortirent par le cloître et traversèrent le labyrinthe qui menait à la porte de l’infirmerie.

Frère Elyas dormait dans son lit, allongé sur le dos, la respiration régulière, les mains jointes sur sa poitrine, avec la sérénité d’un gisant. Ses yeux clos évoquaient ceux d’un enfant. La culpabilité qui l’accablait s’était évanouie.

Désormais, Cadfael ne s’inquiétait plus. Il referma la porte et s’assit dans l’antichambre auprès de son visiteur. L’office de matines ne commencerait pas avant minuit, dans deux heures.

Une unique chandelle éclairait les murs de pierre nue et une atmosphère d’intimité et de secret se dégageait de la petite pièce. Les deux hommes se dévisageaient avec une curiosité bienveillante ; leurs voix exprimaient une telle paix intérieure qu’ils n’avaient pas peur de laisser de longs silences s’installer entre eux. Il leur semblait se connaître depuis toujours. Depuis toujours ? Pourtant, l’un d’eux n’avait pas plus de vingt-cinq ou vingt-six ans et il venait d’un pays lointain, au-delà des mers.

— Pendant le voyage, qui pourrait être long, dit Cadfael, vous risquez des rencontres déplaisantes. A votre place, je renoncerais aux grandes routes après Leominster et j’éviterais Hereford.

Il se sentait en proie à un enthousiasme croissant tandis qu’il décrivait l’itinéraire dans tous ses détails, à tel point qu’il s’empara d’un morceau de charbon pour esquisser un plan sur le dallage. Le jeune homme se pencha, attentif, puis releva vivement la tête et regarda Cadfael droit dans les yeux en lui adressant un bref sourire. Chez Olivier, tout fascinait Cadfael, tout le déconcertait, et cependant il retenait son souffle, prisonnier d’une impression fugitive, d’une réminiscence enfouie au tréfonds des années mortes. Mais l’illusion s’évanouissait trop vite pour prendre forme.

— Tout ce que vous faites, vous le faites par pure bonté, observa Olivier avec un sourire à la fois amusé et taquin, alors que vous ne savez rien de moi. Comment pouvez-vous m’accorder une telle confiance, comment être sûr que je ne profiterai pas de cette mission pour servir les intérêts de mon seigneur et de l’impératrice ?

— Ah ! mais j’en sais plus que vous ne le croyez... Je sais que vous vous appelez Olivier de Bretagne et que vous arrivez de Tripoli avec Laurence d’Angers. Depuis six ans, vous êtes son plus fidèle écuyer. Vous êtes né en Syrie, d’une Syrienne et d’un chevalier franc, et vous êtes allé à Jérusalem, où vous vous êtes converti à la foi de votre père.

« Et je sais, poursuivit Cadfael en son for intérieur, je sais qu’Ermina Hugonin t’a donné son coeur, elle qui n’est pas facile à conquérir et qu’elle ne changera pas d’avis. Et, à ces éclats d’ambre dans tes yeux, à cette rougeur qui te monte au front, je sais que tu as fait de même et que tu n’as pas la naïveté de te sous-estimer par rapport à elle. Je sais que tu ne permettras à personne, pas même à son oncle, de tirer parti de l’obscurité de ta naissance pour s’interposer entre vous. »

— Ermina a vraiment eu toute confiance en vous, constata à nouveau Olivier.

— Elle le peut, et vous aussi. Vous vous êtes acquitté d’une tâche honorable. Oui, je suis de votre côté, comme je suis du côté de ces deux enfants. J’ai admiré votre courage à tous les trois.

— Cependant, objecta Olivier, Ermina vous a un peu menti et elle se ment à elle-même. A ses yeux, un Franc qui part pour la croisade ne saurait être qu’un chevalier, rien de moins, alors que la plupart d’entre eux ne sont que des cadets sans fortune, des fils de paysans en quête d’aventures, ou encore des brigands, des voleurs de grand chemin et des pilleurs d’églises : ni meilleurs ni pires que le reste de l’humanité. Et puis, tous les chevaliers armés d’une lance ne sont pas Godefroy de Bouillon ou Guimar de Massard. Mon père n’était pas un chevalier mais un simple soldat de Robert de Normandie. Quant à ma mère, ce n’était qu’une femme modeste, une jeune veuve qui tenait une échoppe au marché d’Antioche. Je suis leur bâtard, né entre deux religions, deux peuples, un métis qu’ils ont conçu avant de se séparer. Mais ma mère était belle, elle aimait mon père, il se montrait bon pour elle et il avait de la bravoure ; je m’estime heureux de les avoir eus pour parents et je me sens à égalité avec les grands de ce monde. Cela, je compte en convaincre la famille d’Ermina. Ils seront bien forcés de me donner raison et ils finiront par m’accorder sa main !

Le ton s’était enflammé, le visage aquilin s’animait. Le jeune homme prit une profonde inspiration et sourit :

— J’ignore pourquoi je vous raconte tout cela, mon frère. Sans doute parce que vous veillez sur elle et que vous souhaitez son bonheur. J’aimerais mériter votre estime.

— Moi-même, je suis un homme du peuple, répondit Cadfael, et je me suis toujours senti à l’aise dans les chaumières comme dans les palais... Votre mère est elle morte ?

— Sinon, je ne l’aurais pas abandonnée. Elle est morte quand j’avais quatorze ans.

— Et votre père ?

— Je ne l’ai pas connu. A Saint-Syméon, il a repris un bateau pour l’Angleterre. Il n’a pas su qu’il avait un fils. Ils étaient amants longtemps auparavant, lorsqu’il était arrivé en Syrie. Elle n’a jamais voulu me dire son nom, alors qu’elle me parlait souvent de lui avec une grande tendresse. Comment les blâmer de cette liaison ? Ma mère en était si fière, si heureuse...

— La moitié de l’humanité se marie sans consulter de prêtre, observa Cadfael, surpris par le tumulte de ses propres pensées. Ce ne sont pas nécessairement les plus fautifs... Au moins, l’argent n’entre pas en jeu et on n’évalue pas une femme en fonction de sa dot.

Étonné par l’audace de cette remarque, Olivier réprima un éclat de rire, pour ne pas déranger le malade qui dormait derrière la porte :

— Mon frère, je trouve que ces murs entendent des confidences bien étranges... Je mesure à quel point les bénédictins ont l’esprit large. Mais vous me semblez parler d’expérience...

— Je suis resté dans le monde durant quarante ans, répondit simplement Cadfael, avant de prononcer mes voeux, pour le salut de mon âme... j’ai été soldat, j’ai été marin et j’ai connu le péché. J’ai même été un croisé ! Du moins mes intentions étaient-elles pures, quand bien même la réalité a déçu mes espérances. J’étais très jeune à l’époque. J’ai vécu à Tripoli et à Antioche, j’ai connu Jérusalem. Ces villes ont dû changer, depuis le temps.

Que de temps, en effet : il avait quitté ces rivages depuis vingt-sept ans...

En présence d’un interlocuteur aussi compréhensif, le jeune homme se livra davantage. Malgré ses ambitions, son désir d’être adoubé chevalier et sa conversion au christianisme, une part de lui-même éprouvait la nostalgie du pays natal. Il décrivit la cité royale, il relata des campagnes militaires, celles de jadis, il discuta longuement des événements antérieurs à sa naissance : il célébra le charme des terres lointaines.

Et Cadfael se souvenait : il se souvenait de ses désillusions, et aussi de ces infidèles qu’il avait combattus et qui montraient tant de courage, tant de noblesse...

— J’imagine qu’il n’a pas été facile de renier la foi de votre enfance, fût-ce pour votre père, remarqua-t-il.

Puis il se leva sans attendre la réponse : tandis qu’ils parlaient, le temps avait dû s’écouler.

— Il faudrait que j’aille les réveiller. La cloche de matines ne va sans doute pas tarder.

— Cela n’a pas été facile, dit Olivier, méditatif. Pendant longtemps, j’ai été déchiré entre les deux. C’est en quelque sorte grâce à ma mère que j’ai reçu le signe qui a tout fait basculer. Dans une autre langue, elle portait le même prénom que la Vierge Marie...

La porte de la petite pièce venait de s’entrouvrir sans bruit derrière Cadfael. Il fit volte-face et aperçut Ermina dans l’embrasure, les traits reposés, resplendissante de jeunesse.

— Elle s’appelait Mariam, ajouta Olivier.

— J’ai réveillé Yves, chuchota-t-elle. Je suis prête.

Elle fixa des yeux immenses sur Olivier, qui sursauta au son de sa voix et lui rendit son regard avec autant d’intensité que s’ils s’étaient élancés l’un vers l’autre. Frère Cadfael les contempla, sidéré, ébloui. Ce n’était pas le prénom que venait de prononcer le jeune homme, mais le mouvement impétueux de sa tête, la douceur subite de son visage et puis cet embrasement, cet amour qui ne se cachait pas, cette passion que rien ne pouvait refréner – un autre visage se superposait à celui d’Olivier – une femme qui resurgissait au bout de vingt-sept ans d’absence.

Comme dans un songe, Cadfael se détourna et les quitta pour aller aider Yves à se préparer au voyage.

 

Il leur ouvrit le guichet du portail pendant que les frères assistaient à matines. La jeune fille lui fit des adieux empreints de gravité et lui demanda de prier pour eux. Encore à moitié endormi, le garçon lui tendit la joue, comme il se doit lorsqu’un vénérable moine embrasse un enfant. Olivier l’imita, persuadé qu’ils ne se reverraient jamais, sans s’étonner du mutisme de Cadfael. Après tout, cette fuite en pleine nuit interdisait les effusions.

Cadfael évita de les regarder S’éloigner et referma le guichet avant de se rendre auprès de frère Elyas. Alors seulement, le triomphe déferla sur lui. « Nunc dimittis. » Inutile de parler, inutile de revendiquer, inutile d’entraver la voie qu’Olivier s’était choisie. Quel besoin avait-il d’un père, désormais ? « Mais je l’ai vu, se réjouissait-il. Je l’ai tenu par la main dans les ténèbres, je me suis assis à côté de lui et nous avons ressuscité le passé, je l’ai embrassé, j’ai eu lieu d’être fier de lui et cette fierté m’illuminera ma vie durant. Il existe sur cette terre un être merveilleux qui porte dans ses veines mon sang et celui de Mariam... Qu’importe si mes yeux l’ont aperçu pour la première et la dernière fois ! Et puis, peut-être le reverront-ils, même en ce monde... Qui sait ? »

La nuit s’écoula vite : sitôt assis au chevet du malade, il s’assoupit. Il rêva de grâces imméritées et de bénédictions impensables. Enfin, la cloche sonna prime.

 

Il jugea plus adroit d’être le premier à donner l’alarme. On chercha les disparus un moment, même si les moines n’étaient pas censés retenir leurs hôtes et encore moins les pourchasser. Le prieur Léonard s’inquiétait surtout à l’idée des dangers que les fugitifs couraient avant d’arriver à bon port. Mais il semblait avoir confiance et Cadfael se demanda si sa propre attitude n’était pas contagieuse.

Lorsqu’on découvrit les bagues d’Ermina déposées comme une offrande sur le cercueil de soeur Hilaria, près de l’habit soigneusement replié, les fugitifs furent absous du péché d’ingratitude.

— Mais que va dire le shérif délégué ? soupira le prieur alarmé.

Hugh Beringar n’arriva pas avant l’heure de la grand-messe. Il accueillit la nouvelle avec le mécontentement qui s’imposait, puis parut se désintéresser de la question, comme s’il avait des problèmes plus graves à résoudre.

— Au fond, ils nous ont permis d’économiser une escorte ! déclarat-il. Puisqu’ils sont allés rejoindre Laurence d’Angers, autant que ce soit à ses frais. L’essentiel de ma tâche consistait à détruire le repaire des pillards et à envoyer un criminel à Shrewsbury, ce que j’ai fait ce matin. J’y retourne dans moins d’une heure. Vous pourriez m’accompagner, Cadfael, car votre mission se termine, elle aussi.

Cadfael acquiesça : frère Elyas n’avait plus besoin de lui. A midi, il enfourcha son cheval et, après avoir pris congé du prieur, il accompagna Hugh Beringar sur la route de Shrewsbury.

 

Le vent ne s’était pas levé et le ciel demeurait serein en dépit des nuages. Un bel après-midi pour rentrer chez soi. Il y avait longtemps que les deux hommes n’avaient pas voyagé de concert, sans hâte et souvent en silence.

— Ainsi, vous avez aidé ces enfants à s’enfuir sans encombre, déclara Beringar de son air le plus ingénu. Je savais qu’on pouvait compter sur vous.

Cadfael lui adressa un regard vaguement offensé, sans toutefois s’étonner outre mesure :

— Naturellement, j’aurais dû m’en douter ! Je me disais aussi qu’on ne vous avait pas beaucoup vu cette nuit... Un shérif de votre réputation n’aurait pas dormi sur ses deux oreilles pendant que ses otages partaient tranquillement pour Gloucester.

« Sans parler de leur escorte », pensa-t-il mais il n’en souffla mot.

Si Hugh avait remarqué la valeur du prétendu fils de forestier, en revanche il ignorait son nom et son identité. Un jour, quand s’achèverait la guerre civile, Cadfael lui révélerait ce qu’il gardait précieusement au fond de son coeur. Plus tard. Pour l’instant, il se sentait incapable de partager cette grâce stupéfiante, miraculeuse.

— De Ludlow, reconnut-il, vous pouviez difficilement entendre s’ouvrir et se fermer le guichet de Bromfield... Vous n’avez donc pas déféré Boterel auprès de Josce de Dinan ?

— Je craignais un autre départ durant la nuit... N’oubliez pas qu’il est le vassal de Dinan. Nous avons recueilli ses aveux, mais j’aime mieux le savoir sous les verrous à Shrewsbury, dans la forteresse.

— Vous croyez qu’on le pendra ?

— J’en doute. Enfin, laissons les juges accomplir leur travail. Mon rôle à moi, c’est de faire en sorte que les honnêtes gens puissent emprunter les routes sans risquer une mauvaise rencontre. C’est également d’arrêter leurs meurtriers.

Comme ils arrivaient déjà à mi-parcours, Hugh éperonna son cheval, guettant les tours qui surplombaient le mur d’enceinte. Aline devait s’impatienter en achevant ses préparatifs pour la fête de Noël.

— Pendant ces quelques jours de séparation, mon fils aura grandi sans que je m’en aperçoive. Aucune crainte à se faire, j’imagine, sans quoi on m’aurait appelé. Mais j’y pense, vous n’avez pas encore vu mon fils, Cadfael !

« Mais vous, vous avez vu le mien », songea Cadfael, tout à son ravissement. « Bien que vous ne vous en doutiez pas. »

— Il est grand et bâti en force, reprit Hugh. Il me dépassera d’une tête.

« Il me dépasse d’une tête », exulta Cadfael. « Et, par son union avec cette fille royale, il engendrera des chef-d’oeuvres de beauté et d’élégance ! »

— Attendez donc de le voir ! C’est vraiment un fils dont on peut être fier !

Cadfael garda le silence, émerveillé, pétri de reconnaissance et d’humilité. On célébrerait la Nativité dans onze jours et aucune ombre ne viendrait ternir cette joie : le temps de la naissance, le temps du triomphe de la vie, le temps de ceux qui ont engendré... Et quelle opulence dans les festivités, cette année – le fils de la jeune femme de Worcester, le fils d’Aline et de Hugh, le fils de Mariam, le Fils de l’Homme.

Un fils dont on pouvait être fier. Ainsi soit-il.



[1] Etienne de Blois et l’impératrice Mathilde étaient les petits enfants de Guillaume le Conquérant. Veuve de l’empereur germanique Henri V, l’impératrice Mathilde avait épousé Geoffroy Plantagenêt, compte d’Anjou. Leur fils, le futur Henri  II, épousera Aliénor d’Aquitaine. (N.d.T.)

[2] Il s’agit du royaume de Grande-Bretagne. (N.d.T.)

La vierge dans la glace
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